Theodora Santini

TW — TCA    

100% — Le logo de chargement de son téléphone ne s’allume plus. Dora pense d’abord que son câble à un problème mais elle est bien trop fatiguée pour aller en chercher un autre dans le bazar qu’est son appartement encore rempli de cartons de déménagement. Elle le fera plus tard, elle a toute la journée devant elle et la batterie est pleine, elle aimerait maintenant pouvoir recharger les siennes. Dora travaille beaucoup, trop selon sa mère, pas assez selon son patron. 

98% — D’ailleurs son patron l’appelle. Elle laisse sonner, les yeux dans le vide, elle est en congé, elle répondra après. Theodora n’est pas le genre a beaucoup sortir, les grandes foules, les endroits bruyants, non merci. C’était pas comme si elle allait passer sa journée dehors alors elle pouvait se permettre de procrastiner. 

90% — Encore 7 appels de son patron, Dora passe en mode « ne pas déranger ». Elle se lève de son lit jette son t-shirt dans un coin et file sous la douche.  La lumière ne s’allume pas, l’ampoule a du griller, elle a aménagé dans son nouvel appartement récemment, y’a pas grand chose qui fonctionne de toute manière. L’eau ruissèle sur ses mèches sombres, les mêmes que son grand-frère, les mêmes que sa soeur, les mêmes que toute la famille Santini. Ça fait un moment qu’elle les a pas appelé d’ailleurs, il faudra qu’elle le fasse. 

72% — 12h15, la jeune femme allume la musique sur son téléphone et se déhanche devant la préparation de ses pâtes au pesto, souvenir agréable de son Italie natale. Elle se souvient des grands repas de famille le week-end, de son oncle qui parle trop fort, de la sensation de l’herbe de son jardin qui lui chatouillait les pieds, des pommes chapardées avec sa soeur sur le pommier de la voisine. Des fois ça lui manque l’Italie, des fois elle regarde sa vie monotone et elle se demande pourquoi elle est partie. 

50% — (tw - tca) Les pâtes étaient bonnes, préparées selon la recette de la mama, mais Dora n’en a même pas mangé le tiers. Elle déteste la sensation lourde dans le creux de son ventre, elle se regarde dans le miroir et elle n’aime pas ce qu’elle voit. Elle se sent mal, elle se sent coupable, elle pense à sa mère et c’est encore pire, elle pense à toutes les filles sublimes qu’elle voit sur Instagram et elle se fait vomir. 

32% — Elle a passé deux heures au téléphone avec sa mère, elle ne s’attendait pas à ce qu’elle réponde à cause du décalage horaire mais elle l’a fait. Elle a lui dit qu’elle lui manquait, qu’elle était fatiguée, qu’elle avait envie d’étrangler son patron. Mama lui a dit qu’elle pouvait venir en vacances quand elle voulait, que la porte était toujours ouverte. 

15% — Son téléphone est vieux, la batterie descend vite, la musique crachée sans interruption par les haut-parleurs de l’appareil la fait dégringoler.  

12% — En faisant un peu de ménage en fin d’après-midi, elle tombe sur ses anciens cours d’université. À l’époque elle avait de grands rêves, elle était fière, elle avait l’impression qu’elle pouvait conquérir l’Amérique. Au final elle s’est endettée pour payer des études qui l’ont menée tout droit à un métier qu’elle déteste. Quel gâchis. Entre deux cahiers, une photo tombe, trois têtes brunes, pas encore marquées par les années, souriant face à l’objectif.  

8% — Elle attrape son téléphone, enlève le mode « ne pas déranger » pour appeler sa soeur. Là, devant ses yeux, les notifications déboulent, se poussent sur son écran. Les réseaux sociaux crient à une « COUPURE DE COURANT GÉNÉRALISÉE ». 47 appels en absence, de son patron, de ses collègues, de ses amis, de sa soeur. 58 sms non lu. Des « Dora, t’es où ? », « Réponds !!! », « Y’a plus d’électricité. » « T’as encore du courant toi ???? ». C’est trop d’un coup. 

7% — Elle répond aux messages de sa soeur, essayant de ne pas trop paniquer, de ne pas être trop alarmiste. Elle prévient son patron, elle sera là demain à la première heure, sans faute. Elle n’ose pas appeler ses amis, sa batterie tombe trop vite, elle se contente de couper la musique bien trop joyeuse pour un moment pareil et de répondre aux sms.  

5% — Elle fouille dans ses cartons à la recherche de son autre câble de chargement. Elle le trouve en dessous d’une pile de pulls et elle le branche. Rien. Elle ouvre son compteur, rien. Mierde. 

4% — Elle regarde le pourcentage baisser inexorablement. Puis elle pense à son frère. Son frère qui n’a pas l’adresse de son nouvel appartement et qui n’avait surement jamais noté l’ancienne sur papier. Les infos sur son téléphone ne s’arrangent pas « tout le pays est touché et personne ne sait quand ça va revenir, les autorités sont débordées. » 

3% — Elle fait défiler ses contacts, envoie un message à son frère. Puis elle l’appelle. Une sonnerie, deux sonneries, trois sonneries, quatre sonneries puis la voix de Milo enregistrée sur son répondeur. Il est tard, il n’a peut-être déjà plus de batterie. Elle laisse un message: « Si t’entends ça, je t’ai noté mon adresse par sms, viens me voir ». 

2% — Elle ronge ses ongles vernis en noir, Theodora aurait aimé avoir l’optimisme de sa mère et la patience de son père. Mais non. Elle pense à son frère, au fait qu’elle ne sache pas où il est actuellement et au fait qu’il ne sache pas ou elle est non plus. Rappelles. Allez, rappelles.  

1% — « Milo c’est encore moi, j’ai bientôt plus de batterie, si tu peux pas venir, écrit moi une lettre avec une adresse ou je peux te joindre s’il te plait. Sérieux Milo j’ai besoin de t —». 

0% — L’écran est noir, l’extérieur aussi. 

0% — 2 mois après, Dora n’a toujours aucune nouvelle de son frère. Elle a plus de boulot non plus, elle a claqué la porte de son patron et se dit qu’elle aurait du le faire avant.  Elle se dit qu’il y’a une tonne de choses qu’elle aurait du faire avant.

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